Introduction

Le nationalisme économique est un choix de politique gouvernementale qui déchaîne aujourd’hui des polémiques virulentes. La campagne présidentielle américaine lui a donné une dimension nouvelle qu’il est nécessaire d’explorer autant dans son cheminement historique que dans l’évolution de sa mise en œuvre.

 

L’expression « nationalisme économique » a été utilisée pour la première fois au moment de la crise de 1929, par le journaliste Léo Pasvolsky[1] qui travaillait alors à la Brookings Institution, l’un des plus anciens think tanks américains. Entre les deux guerres mondiales, les régimes totalitaires italien, allemand et japonais ont bâti un lien étroit entre la puissance militaire et les industries stratégiques. Ce lien entre l’économie et la puissance a modifié la perception des rapports de force économiques que les théoriciens du libéralisme avaient limités à la concurrence et aux rapports inégaux dans les échanges commerciaux. L’après-guerre a mis provisoirement fin au processus de légitimation de ce nouveau concept. La division du monde en deux blocs idéologiques a confisqué de fait tout débat sur le nationalisme économique.

 

Pour les défenseurs du modèle capitaliste, le nationalisme économique est un mal économique. Un certain dogmatisme libéral a souvent consisté à opposer le libéralisme, réputé vecteur de paix, au nationalisme économique [2], réputé belliqueux par nature. Le nationalisme économique prônerait l’autarcie, le protectionnisme, le contrôle total, la guerre commerciale, la guerre militaire, et s’opposerait aux libertés individuelles fondamentales. Enfin, selon Val R. Lorwin, une telle approche conflictuelle de l’économie entrainerait la constitution de « blocs économiques exclusifs » qui entreraient en concurrence et attiseraient la guerre afin de prendre le contrôle des marchés et des ressources.

 

En prenant un peu de distance avec une approche trop polémique du concept, on constate que les promoteurs du nationalisme économique[3] cherchent à atteindre plusieurs buts : résister aux effets néfastes du libéralisme et faire de l’économie le pivot de l’intégration nationale via la promotion d’élites nationales. Une telle politique se traduirait notamment par des nationalisations éventuelles, une politique monétaire articulée autour d’une monnaie nationale, la limitation des flux de capitaux internationaux, le renforcement de droits de douane et un contrôle étatique des investissements.

 

Pris sous un angle stratégique plus global, le nationalisme économique peut se décliner de la manière suivante : la population d’une nation partage un destin économique commun, l’État a un rôle crucial dans la direction de l’économie nationale et les impératifs nationaux doivent guider les politiques économiques de l’État. De facto, le nationalisme économique assujettit l’économie aux intérêts politiques. L’indépendance d’un État au même titre que les intérêts vitaux de la population priment sur l’optimisation des revenus des acteurs de l’économie de marché. A cette fin, l’État se réserve le droit d’intervenir par le droit, la diplomatie ou l’investissement pour garantir la priorité accordée à la sécurité nationale et la protection du tissu industriel. Une des forces du nationalisme économique est son dirigisme. Le succès remporté par la Chine dans sa politique de développement industriel est une illustration très didactique d’un modèle victorieux de nationalisme économique. Personne ne peut nier l’influence de la direction du Parti communiste chinois sur la localisation des entreprises, sur leur gouvernance, sur l’intervention politique pour l’obtention de contrats, sur les subventions étatiques, sur la propriété publique ou encore sur les normes appliquées dans ce pays.

 

            La résurgence du nationalisme économique dans le débat politique entre en contradiction avec le discours jusqu’alors dominant sur la mondialisation des échanges. Les grilles de lecture habituelles ne nous permettent pas de saisir les subtilités souvent cachées des problématiques de puissance étudiées dans leur dimension géoéconomique. Depuis le début des révolutions industrielles, les rapports de force économiques ont été l’apanage des spécialistes de l’analyse concurrentielle dans laquelle l’entreprise est considérée comme le maître du jeu de l’économie de marché. La nouvelle configuration du monde après la disparition de la division du monde en deux blocs idéologiques a fait apparaître ou réapparaître des clivages qui sortent du cadre limitatif de la concurrence. La mondialisation des échanges a non seulement diversifié les types d’économies de marché mais a aussi généré de nouvelles problématiques de puissance. Des pays comme la Chine, la Russie postcommuniste et le Brésil ont institutionnalisé la démarche économique comme élément fondamental de leur politique d’accroissement de puissance sur la scène internationale.

 

A la dichotomie entre le Nord et le Sud s’est ajoutée la désindustrialisation du monde occidental qui ouvre un nouveau cadre de réflexion sur la survie et le développement des territoires dans un monde multipolaire de plus en plus complexe et conflictuel. L’analyse concurrentielle est aujourd’hui trop restrictive pour cerner les contradictions entre les politiques de puissance, les pratiques de marché et les besoins des territoires. Elle passe généralement sous silence les conséquences des affrontements économiques sur le fonctionnement de l’économie. Les politiques économiques de puissances se font au nom des intérêts supérieurs de la nation concernée. Elles interfèrent avec les logiques de marché dans la mesure où elles sont conçues dans une perspective qui dépasse le cadre strictement commercial.

 

Les stratégies de conquête de marchés par les entreprises sont convergentes, contradictoires ou divergentes avec une stratégie d’accroissement de puissance initiée par un pays. Lorsque les entreprises privilégient leurs intérêts à court terme, elles peuvent être en opposition avec des politiques industrielles initiées par leurs États d’origine. La dynamique de marché n’efface pas la notion de puissance d’un pays en capacité de la revendiquer diplomatiquement et militairement mais peut affaiblir ou faire disparaître la dynamique économique d’un secteur industriel ou porter atteinte à la cohésion de certains territoires. 

 

Il est important de distinguer les contradictions entre la vision globale du politique, les objectifs spécifiques des chefs d’entreprise et les prises de position des responsables du développement des territoires.

 

Ces trois types d’acteurs ont des grilles de lecture différentes :

 

  • Le politique doit définir les grands axes du développement d’un pays sur le court et moyen terme. Les pays qui sont les plus compétitifs ont une stratégie nationale d’exportation qui les différencie des autres. La notion d’accroissement de puissance par l’économie est mise en valeur aujourd’hui par les nouveaux entrants (Chine, Brésil, Inde, Russie).
  • Les chefs d’entreprise ont un objectif à court terme. Dans le monde occidental, la recherche de leadership des grands groupes est de plus en plus dissociée des objectifs du politique. En revanche, l’agressivité commerciale des nouveaux entrants repose sur des champions nationaux dont la stratégie ne doit pas nuire à leur pays d’origine.
  • Les politiques territoriales sont de plus en plus impactées par les formes agressives de la compétition. Aux politiques d’aménagement et d’attractivité des territoires s’ajoutent les démarches d’ancrage d’activités non délocalisables.

 

Forts de cette approche spécifique qui est développée depuis vingt ans au sein de l’Ecole de Guerre Economique, il nous a semblé utile de formaliser une grille de lecture sur la matrice américaine dans le domaine du nationalisme économique. Conscient des effets dévastateurs de l’agressivité commerciale d’économies étrangères sur l’emploi aux Etats-Unis, Donald Trump prône un changement d’attitude par rapport aux pratiques libérales affichées par ses prédécesseurs. Selon lui, le déficit de la balance des comptes courants américains (500 milliards par an depuis 10 ans) est provoqué par les offensives commerciales de la Chine, de l’Allemagne, et du Japon sans omettre le Mexique à cause du déplacement d’usines automobiles américaines dans ce pays.

 

Est-ce un acte exceptionnel par rapport à la ligne de conduite suivie jusqu’alors par les Présidents américains ou faut-il y voir l’officialisation d’une démarche paradoxale qui prend ses racines dès la création de la république américaine ? Force est de constater que l’économie américaine s’est construite en se protégeant des appétits extérieurs. Elle a baissé sa garde après la guerre froide en se croyant invulnérable. L’intérêt financier a dès lors prévalu sur l’intérêt industriel. Mais la problématique de préservation de la puissance resurgit avec force depuis la crise financière de 2008. Le retour au nationalisme économique sous la Présidence Trump n’est-il pas la démonstration de l’usage circonstancié du nationalisme économique par les Etats-Unis pour instaurer et maintenir leur hégémonie ?

 



[1] Economic Nationalism of the Danubian States, publié en 1928 par l'institut Brookings de Washington [Heilperin, 1963 (1960), p.17.

[2] Eric Boulanger, Théories du nationalisme économique, L’Économie Politique, No 31, 2006, pp. 82-95.

[3] Henryk Szlajfer, Le Nationalisme économique en Europe du Centre-Est et en Amérique du Sud (1918-1939), Genève, Droz, 1990.