Interview de l'auteur

Et si, la mondialisation, loin de favoriser la paix n’avait fait que déplacer leurs rivalités sur le terrain économique, commercial et financier ? C’est la thèse défendue par Christian Harbulot, directeur de l’Ecole de guerre économique (EGE) et co-auteur, avec Eric Delbecque, d’un récent « Que sais-je » consacré à la notion controversée de « guerre économique ».

 

 

Christian Harbulot, vous venez de publier aux Presses Universitaires de France un « Que sais-je » consacré à « la guerre économique » qui, selon vous, constitue une nouvelle grille de lecture de la mondialisation. Ainsi donc, nous serions en guerre ?

 

Oui, bien entendu ! Il suffit de lire la presse économique pour s’en rendre compte : en ce moment même, des entreprises mais aussi des nations, des États luttent pour conquérir des marchés, des technologies, des ressources vitales… Toutefois, je voudrais préciser qu’à mon sens la guerre économique n’est pas née avec la mondialisation. Celle-ci n’a fait que lui donner une intensité et une ampleur inédites. En réalité, la guerre économique plonge ses racines dans la nuit des temps. Elle commence, à l’origine de l’humanité, avec la notion de survie. On attaquait l’autre pour s’approprier les ressources nécessaires pour survivre ou pour vivre dans de meilleures conditions. En Europe, nous avons tendance à croire que désormais l’humanité en a fini avec ce type de comportements. Or, c’est une dangereuse illusion. D’une part, aujourd’hui encore, pour une frange non négligeable de l’humanité, la lutte pour la survie constitue une réalité prégnante qui débouche sur des affrontements sanglants. D’autre part, compte tenu de la raréfaction de certaines ressources vitales, comme les énergies fossiles ou même l’eau, je crois qu’il faut s’attendre à une multiplication des affrontements liés à des enjeux économiques.

 

Ce que vous décrivez là, c’est le recours à la violence, voire à la guerre, pour atteindre des objectifs de nature économique. L’expression de « guerre économique » va toutefois plus loin. Elle suggère que les relations économiques sont, en elles-mêmes, conflictuelles…

 

Le point clé que je veux souligner, c’est que nous sommes bien loin de la prétendue fin de l’histoire qui nous avait été vendue lors de la chute de l’URSS. Notre monde est traversé de conflits et de rivalités qui se déroulent prioritairement – mais pas exclusivement - dans les sphères économiques, financières, commerciales… Ne nous leurrons pas ! L’économie, en tant que telle est, certes, l’acte de produire et d’échanger. Mais c’est aussi, très vite, l’irruption de la concurrence et de la compétition. Dans le commerce, il y a - pardonnez-moi de rappeler cette évidence ! - des gagnants et des perdants. Le marché est donc, par nature, le théâtre d’une compétition souvent féroce puisqu’elle se solde par la mort de certains compétiteurs, voire par l’appauvrissement de populations et de territoires entiers… Et c’est d’autant plus vrai que la mondialisation actuelle débouche sur ce que l’Américain Richard D’Aveni, appelle « l’hypercompétition ». Pour cet auteur phare du management stratégique,  «  l’heure est à une nouvelle vision du monde où les vainqueurs raflent tout et où des combattants d’importance inégale recourent à toutes les tactiques possibles. »

 

Mondialisation et guerre économiques vont donc aujourd’hui de concert ?

 

Plusieurs facteurs y concourent en effet. Il y a d’abord l’évidence : lorsque le marché devient global et que le nombre des compétiteurs est soudainement démultiplié, lorsque, de façon concomitante, ce marché est dérégulé, bien évidemment le temps de la concurrence « aimable », limitée et encadrée est terminé. Du reste, il n’y a guère qu’en France et en Europe que l’on s’obstine à ne pas voir la façon dont la mondialisation décuple le caractère conflictuel des relatons économiques et commerciales. Ainsi, aux Etats-Unis, dès 1993, dans un discours prononcé devant le Sénat, Warren Christopher, secrétaire d’Etat de Bill Clinton saluait l’avènement de la mondialisation en déclarant que désormais, « la sécurité économique américaine devait être élevée au rang de première priorité de la politique étrangère américaine ». Et il ajoutait qu’il fallait consacrer à cet objectif « autant d’énergie et de ressources qu’il en avait fallu pour gagner la guerre froide ». Au même l’historien et économiste Edward Luttwak résumait ainsi le nouveau contexte stratégique : « Les capitaux investis ou drainés par l’Etat sont l’équivalent de la puissance de feu ; les subventions au développement des produits correspondent au progrès de l’armement ; la pénétration des marchés avec l’aide de l’Etat remplace les garnisons militaires déployées à l’étranger. Les équivalents des armes nucléaires sont les politiques industrielles ou d’investissements ». Reconnaissons qu’il s’agit-là d’un tout autre état d’esprit que celui qui a prévaut en France et en Europe à propos de la mondialisation ! 

 

Ce qui frappe dans les citations que vous venez de faire, c’est le rôle joué par les États ? Ceux-ci font donc partie des belligérants de la guerre économique ?

 

Les conflits économiques sont par nature extrêmement complexes à décrypter. D’abord parce que ce sont des conflits qui ne disent pas leur nom. Ensuite parce qu’ils se jouent à de multiples niveaux sur de nombreux échiquiers. Ils donnent lieu à des batailles commerciales et financières mais aussi réglementaires, juridiques, voire informationnelles. Ils font donc intervenir une multitudes d’acteurs : les entreprises bien sûr, mais aussi des organisations internationales, des ONG et des États.  Contrairement à ce que l’on croit, les États restent des acteurs majeurs du monde globalisé, même si ses modalités d’intervention ont évolué. Lorsque les Etats lancent des politiques de développement industriel ou soutiennent l’innovation, lorsqu’ils promeuvent une norme internationale ou agissent en faveur de l’attractivité d’un territoire, lorsqu’ils assurent la sécurité de telle ou telle route commerciale, ils mènent des actions qui entrent bien évidemment dans le cadre des rivalités économiques actuelles. Je considère d’ailleurs que la capacité à déployer des stratégies d’accroissement de puissance subtiles et cohérentes déterminera, pour une large part, la hiérarchie des nations dans le monde de demain. Ainsi, il faut être singulièrement naïf pour croire que la montée en puissance de la Chine ne résulte pas d’une stratégie mise en œuvre avec brio par les instances politiques de ce pays.

 

Qu’en est-il de la France et de l’Europe face à ces enjeux ? Disposent-elles également d’une stratégie ? En un mot, peuvent-elles gagner la guerre économique ?

 

La France et l’Europe, disposent d’atouts extraordinaires pour tenir leur rang dans la mondialisation. Mais nos pays pêchent par naïveté ou par cécité volontaire parce qu’une large partie de nos élites s’accroche encore au rêve fatigué d’une monde d’où les conflits auraient été évacués. Elles veulent croire que le monde aspire à devenir la Suisse ou l’Union européenne, une vaste zone régie par les valeurs morales et le droit. Elles s’imaginent encore que la mondialisation crée des interdépendances bénéfiques alors qu’il ne s’agit que de relations déséquilibrées qui débouchent inéluctablement sur des conflits. Vue d’Europe, la mondialisation est un processus de dilution menant à la fraternité universelle tandis que vue de Chine, c’est une occasion historique de retrouver sa place dans l’histoire : la première ! Pour gagner la guerre économique, les Européens doivent donc d’abord sortir de ce rêve éveillé. Il leur faut retrouver la conscience d’eux-mêmes et accepter de voir le monde tel qu’il est et non tel qu’ils voudraient qu’il soit. De ce point de vue, la crise économique actuelle sera peut-être un électrochoc salvateur parce qu’il sonne avec fracas le retour au réel. Si le réveil se produit, alors tout est possible…

 

Propos recueillis par Christophe Blanc